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Est-on propriétaire de notre terre ?

Etre humain, c’est avoir la terre en partage. Par Sophie Foch-Rémusat

24 heures Philo, 29/12/2008

mercredi 31 décembre 2008

Philosophe et militante du RESF, j’étais présente dans l’avion à destination de Kinshasa avec trois autres philosophes, le 16 décembre, au cours duquel la reconduction de trois sans-papiers nous a amenés à intervenir, à poser des questions. L’un d’entre nous a été débarqué de force. Deux autres ont été interpellés à notre retour en France et placés en garde à vue pendant onze heures (lire le « rebond » de Sophie Foch-Rémusat, Yves Cusset et Pierre Lauret dans Libération du 24 décembre, ndlr).

Protestations de passagers, réticences de certains membres du personnel navigant, refus d’embarquement de certains commandants de bord, débarquements forcés de passagers qui sont ensuite poursuivis, voire débarquements de tout l’avion : de plus en plus fréquents, de tels faits prouvent que la politique d’expulsion d’étrangers, en plus d’être injuste, se révèle impraticable. Est-ce la vocation de la police de courir après des grands-pères, des pères et des mères des famille, d’emprisonner des petits enfants en centre de rétention administrative, puis, le cas échéant, de poursuivre des citoyennes et des citoyens innocents dont le seul tort est de s’émouvoir de ce qui leur paraît une injustice flagrante ?

Mais surtout, de quel délit accuse-t-on les sans-papiers ? Ce qu’on leur reproche, n’est-ce pas essentiellement d’avoir une autre idée de ce qu’est l’humanité, plus haute, fidèle aux principes où notre civilisation prend sa source – la Bible en effet, enseigne que Dieu a donné la Terre en indivision à tous les hommes ? Etre humain, nous dit Kant, ce n’est pas être libre, car il pourrait exister des êtres de raison sur d’autres planètes ; ce n’est pas non plus avoir une histoire, car le sujet de l’histoire, c’est l’espèce humaine. Etre humain, c’est, en réalité, avoir la terre en partage.

Forts de cette belle idée, qui fut aussi la nôtre, des hommes et des femmes franchissent des frontières, se croient libres d’arpenter le terre et de s’établir où bon leur semble, au gré de leurs désirs ou en fonction de dures nécessités. Nous ne pouvons pas tenir cela pour un délit ou pour un crime. Il nous faut donc nous demander : qu’est-ce que cela signifie avoir la terre en partage, aujourd’hui, dans les conditions économiques, environnementales et politiques du monde tel qu’il est ? Quelles formes nouvelles doit et peut prendre ce partage ?

Nous vivons en Europe dans un régime de souveraineté partagée. Parfois cela nous trouble et nous inquiète. Est-ce une raison pour compenser ce que nous pensons être un abandon de souveraineté par une exacerbation du sentiment de propriété ? En chassant et expulsant des étrangers, en les traitant comme des voleurs entrés par effraction dans l’espace commun, ne fait-on pas illusoirement de chaque citoyen un petit propriétaire ? N’est-ce pas jouer sur les mots que de laisser croire qu’un peuple possède un sol de la même manière qu’un particulier une terre, un domaine ou une habitation ? Notre pays, le possédons-nous, nous citoyens, à la façon d’une propriété privée ? Avons-nous le droit d’en défendre l’entrée ?

Il n’existe pas de pensée de la propriété qui ne soit une pensée des limites de la propriété. Dans mon quartier, mon immeuble, tout n’est pas privé. Les rues sont à tout le monde, libres de toute appropriation et d’ailleurs, ceux qui font mine qu’elles leur appartiennent, on dit que ce sont des voyous. Un pays où il n’y aurait aucun espace libre où s’installer et laisser s’installer serait inhabitable. Gouverner, c’est aussi veiller à ce qu’il reste des séparations, des vides et des intervalles entre les personnes et les biens, de telle sorte que puissent s’y nouer des relations et s’y produire des changements.

Enfin, dans quelle mesure cette politique de chasse aux sans-papiers et d’expulsions brutales ne sert-elle pas d’alibi et de couverture à une exploitation cynique, dans la restauration par exemple, le bâtiment, l’interim – une exploitation aux limites de l’esclavage, du malheur de femmes et d’hommes transformés en main d’œuvre d’autant plus corvéable qu’elle est terrorisée ? Plus on expulse, plus on aggrave la condition sociale des travailleurs sans-papiers de ce pays. Double langage d’un gouvernement qui se récrie bien fort qu’en expulsant les sans-papiers, il combat l’esclavage, tout en créant objectivement les conditions de sa prolifération.

Les travailleurs sans-papiers de ce pays sont, pour la plupart d’entre eux, un segment de la classe ouvrière. Leur exploitation est en quelque sorte le symétrique des délocalisations : une manière de se procurer de la main d’œuvre à prix cassés pour lutter contre la concurrence dans un monde globalisé. La chasse aux sans-papiers ne serait-elle pas une manière de masquer l’alliance objective de l’Etat et du patronat ?

Nous avons la chance de vivre dans une démocratie. Il y aura bientôt des élections européennes. C’est de notre responsabilité à tous d’accepter ou de refuser les politiques ou l’absence de politique qu’on mène en notre nom.

par Sophie Foch-Rémusat, professeur de philosophie en lettres supérieures

Voir en ligne : 24 heures Philo, 29/12/2008

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