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Claude Lévi-Strauss, la révolution du regard. Par Philip S. Golub

Alternatives Internationales - n°20 - Janvier 2005

mercredi 4 novembre 2009, par Claude Lévi-Strauss

A l’occasion de la mort de l’ethnologue Claude Levi-Strauss, retour sur l’oeuvre de l’auteur de Tristes Tropiques (1965), antidote aux clichés sur la "guerre des civilisations"...

En travaillant sur les mythes et les structures inconscientes des sociétés, Claude Lévi-Strauss invente une approche où universalisme et différence ne sont pas contradictoires.

Cette année, Tristes Tropiques aura cinquante ans. Et jamais peut-être sa lecture n’aura paru aussi nécessaire. Le plus célèbre livre de Claude Lévi-Srauss reste en effet l’une des réponses les plus magistrales aux discours en vogue sur le "choc des civilisations", l’irréductible opposition de l’Islam et de l’Occident et autres manifestations d’un rejet de l’Autre qui semblent l’une des marques de l’époque. Nourries par la guerre et les disparités sociales, nous voyons resurgir les représentations essentialistes des cultures, souvent fondées sur un discours hiérarchisant opposant "civilisés" et "barbares", figeant l’Autre dans une différence indépassable. A la rationalité et au progrès des uns s’opposerait l’irrationalité et l’archaïsme, voire le primitivisme des autres.

Face à ce sombre présent, il est essentiel de replonger dans la pensée d’un anthropologue de 97 ans dont l’oeuvre a révolutionné le regard sur l’altérité culturelle. En ouvrant le champ scientifique à "l’analyse et l’interprétation des différences", seul objet véritable de l’ethnologie selon lui, et en invitant ses lecteurs à appréhender l’unicité de la condition humaine dans la diversité, il a "métamorphosé en profondeur notre cartographie intérieure, en déplaçant le centre de notre univers mental et les bornes qu’une société trop sûre d’elle-même y avait dressées, comme l’écrit Denis Bertholet dans le dernier Cahier de l’Herne consacré au fondateur de l’anthropologie structurale.

Claude Lévi-Strauss est le premier à rejeter les démarches ethnologiques qui, écrit-il, "rangent les peuples étudiés dans des catégories séparées de la nôtre, les mettant au plus près de la nature, comme l’implique l’étymologie du mot sauvage [NDLR : du latin silva, forêt ] et, de façon plus explicite, l’expression allemande Naturvölkern ; ou bien hors de l’histoire quand elle les dénomme primitifs ou archaïques, ce qui est une autre façon de leur refuser un attribut constitutif de la condition humaine". Il récuse dans le même temps la notion implicite et prégnante "d’un progrès continu le long d’une route sur laquelle l’Occident seul aurait brûlé les étapes". Car, aux yeux de Claude Lévi-Strauss, qui l’exprime dès Race et Histoire, en 1952, puis dans la Pensée Sauvage dix ans plus tard, les modes de pensée des sociétés dites "primitives" ne se distinguent pas par leur degré de rationalité, la pensée sauvage -expression qu’il utilise pour décrire la pensée à l’état brut,"naturel"- étant "logique, dans le même sens et de la même façon que la nôtre". Son examen de la magie et du mythe renverse les perspectives : alors que l’universalisme occidental était jusqu’alors sous-tendu par l’idée du progrès linéaire (voir entre autres Montesquieu, Hegel, Marx, Weber, Durkheim, etc.), voici qu’apparaît un autre universalisme affirmant qu’il existe des lois de l’activité mentale communes à toutes les cultures.

"Les mythes nous apprennent beaucoup sur les sociétés dont ils proviennent, ils aident à exposer les ressorts intimes de leur fonctionnement, éclairent la raison d’être de certains modes d’opération de l’esprit humain, si constants au cours des siècles et si généralement répandus sur d’immenses espaces, qu’on peut les tenir pour fondamentaux et chercher à les retrouver dans d’autres sociétés et dans d’autres domaines de la vie mentale où on ne soupçonnait pas qu’ils intervinssent." Aux yeux de Claude Lévi-Strauss, la "pensée sauvage" est ainsi une science du concret, et l’anthropologue de placer sur le même plan la "science" des mythes, propre à toutes les sociétés, et celle du bricolage : "La pensée mythique dispose d’un trésor d’images accumulées par l’observation du monde naturel : animaux, plantes avec leurs habitats, leurs caractères distinctifs, leurs emplois dans une culture déterminée. Elle combine ces éléments pour construire un sens, comme le bricoleur, confronté à une tâche, utilise les matériaux pour leur donner une autre signification, si je puis dire, que celle qu’ils tenaient de leur première destination."

Pour accomplir cette véritable révolution du regard, l’anthropologue adopte une méthode qui dépasse à la fois l’empirisme, lequel prétend décrire une réalité supposée objective, et le fonctionnalisme (Malinowski) qui estime que les structures mentales inconscientes ne font que répercuter dans l’esprit des hommes certaines exigences de la vie sociale incarnées par les institutions qui ont toute une fonction précise pour le groupe ou l’individu.

A ces démarches, il substitue une nouvelle approche de la réalité sociale fondée sur une analyse qualifiée de "structurale" de la culture entendue com me l’ensemble des signes et des systèmes sym bo liques qui créent du sens dans la vie collective. Cette méthode d’interprétation, qui se fonde à la fois sur les apports de la psychanalyse et de la linguistique, postule qu’il existe par-delà le sens con scient que les in dividus ou les sociétés donnent à leurs discours ou à leurs actes des "structures" -ou des systèmes - sous-jacents qui fixent un cadre à leur expression, et qu’il s’agit de mettre à jour. Claude Lévi-Strauss cherche ainsi à forger une science humaine qui embrasse la totalité des faits sociaux par le biais de leur interprétation en termes de logique inconsciente.

Le primat de la culture

Une structure inconsciente sera appréhendée à travers l’analyse des relations entre les différentes composantes des systèmes de signification étudiés. Ainsi le système de parenté est un langage qui, tout comme les mythes, les rites, ne peut être compris que dans ses composantes structurales. Dans le processus d’analyse des structures inconscientes, se dégagent des invariants, par exemple la prohibition de l’inceste, que Claude Lévi-Strauss sort de l’univers déterministe de la biologie pour le placer sur le terrain de la reproduction sociale. Contrairement aux explications biologisantes du tabou, Claude Lévi-Strauss met en évidence le fait que la prohibition de l’inceste permet l’établissement de rapports sociaux entre des familles différentes, via l’échange matrimonial, créant ainsi un réseau de relations sociales. Ce faisant, l’anthropologue n’évacue pas le fait biologique, la pensée étant "inscrite dans le corps", mais affirme une hiérarchie d’explication différente : "Les formes de culture qu’adoptent ici ou là les hommes, leur façons de vivre telles qu’elles ont prévalu dans le passé ou prévalent encore dans le présent, déterminent le rythme et l’orientation de leur évolution biologique bien plus que ceux-ci ne sont déterminés par elles." Au dessus de l’ordre biologique et au-delà de la rationalité consciente existe l’ordre de la culture.

Au total, comme le souligne François Dosse dans son Histoire du structuralisme, Claude Lévi-Strauss démontre "l’universalité des mécanismes de la pensée par delà les différences de contenu". "L’ensemble des coutumes d’un peuple forme des systèmes, écrit Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques. Je suis persuadé que ces systèmes n’existent pas en nombre illimité ; et que les sociétés humaines ne créent jamais de façon absolue mais se bornent à choisir certaines combinaisons d’un répertoire idéal qu’il serait possible de reconstituer." Claude Lévi-Strauss substitue aux discours hiérarchisants sur les écarts (de rationalité et de développement) entre les cultures et les peuples, une recherche des "lois d’ordre invariantes à travers les époques et les cultures", permettant à ses yeux de "surmonter l’antinomie ap parente entre l’unicité de la condition humaine, et la pluralité apparemment inépuisable des formes sous lesquelles nous l’appréhendons".

La démarche de Lévi-Strauss a été au coeur des polémiques et des échanges intellectuels des années 60 et 70. Certains ont perçu dans le structuralisme un "hyperrationalisme" (Clifford Geertz) ; d’autres, plus conservateurs, y ont vu un relativisme culturel menaçant (Roger Caillois). Mais il reste que, comme le dit François Dosse, "le structuralisme a permis, enfin, de penser la pluralité des modes d’être et de pensée et d’affirmer que toutes les sociétés humaines sont des expressions pleines de l’humanité sans valeur hiérarchique" .

Philip S. Golub : Enseignant en relations internationales à l’Université Paris VIII et à l’IEP de Paris.

Alternatives Internationales - n°20 - Janvier 2005


En savoir +

De Claude Lévi-Strauss :

- Tristes Tropiques, Plon, Paris 1955 et 1973.
- Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958 et 1974.
- La pensée sauvage, Plon, Paris, 1962.
- Le regard éloigné, Plon, Paris, 1983.

Sur le structuralisme :

- Histoire du structuralisme, par François Dosse, La Découverte, Paris, 1991.
- The Interpretation of Cultures, par Clifford Geertz, Basic Books, 1973.
- Lévi-Strauss, Les Cahiers de l’Herne, sous la dir. de Michel Izard, Paris, 2004.
- La dynamique du capitalisme, par Fernand Braudel, Arthaud, Paris, 1985.

Voir en ligne : Alternatives Economiques

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