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Henri-Jean Martin, historien. Par Roger Chartier

LE MONDE | 22.01.07 | 16h18

mardi 23 janvier 2007

L’historien Henri-Jean Martin est mort samedi 13 janvier. Né le 16 janvier 1924 à Paris, il était spécialiste de l’histoire du livre et de l’édition.

Henri-Jean Martin était habité par une énergie intellectuelle à peine entamée par la maladie qui l’a emporté. A force de ténacité et de courage, dans les souffrances des derniers mois, il a réussi à achever le livre qu’il avait en chantier depuis plusieurs années. Son thème pourra surprendre ceux qui le connaissent avant tout comme le grand historien du livre et de l’édition dans la France de l’Ancien Régime. Il s’agit d’une histoire de très longue durée de la communication humaine qui commence avec homo sapiens et est menée jusqu’à l’invention de l’écriture alphabétique.

Le projet traduit bien l’inlassable curiosité d’Henri-Jean Martin, qui aimait à bousculer les spécialités toujours trop étroites pour son appétit de savoir et son désir de faire comprendre. Le livre aurait sûrement plu à celui qu’il a toujours reconnu comme son maître : Lucien Febvre (1878-1956).

C’est Febvre, en effet, qui lui avait demandé, alors qu’il n’était encore qu’un jeune conservateur, de travailler avec lui au volume consacré à l’invention de l’imprimerie dans la collection "L’Evolution de l’Humanité". Entre l’historien consacré, père fondateur des Annales, et le jeune homme, nommé à la Bibliothèque nationale en 1947 à sa sortie de l’Ecole des chartes et malheureux d’avoir été affecté au catalogage des livres érotiques de l’Enfer, la collaboration fut aisée, croisant affection et respect.

UNE PERSPECTIVE ÉLARGIE

L’ouvrage qui en résulta, L’Apparition du livre, fut publié en 1958, deux ans après la mort de Febvre. Il est devenu un classique, souvent réédité, traduit en plusieurs langues.

J’ai rencontré Henri-Jean Martin pour la première fois en 1966 dans son vaste bureau de conservateur en chef de la Bibliothèque municipale de Lyon où il avait été nommé en 1962, après trois années passées au CNRS. Il avait pu ainsi avancer les immenses dépouillements nécessaires à la thèse qu’il avait entreprise sur la production imprimée, le régime de l’édition et les métiers du livre à Paris au XVIIe siècle.

Achevé au milieu des multiples tâches imposées par le développement d’un ambitieux programme de lecture publique et la construction d’une nouvelle bibliothèque lyonnaise à la Part-Dieu, soutenu en 1968, publié en 1969, ce grand monument a été, plus encore que L’Apparition du livre, l’ouvrage qui a consacré l’existence d’une nouvelle discipline : l’histoire du livre.

Depuis 1963, Henri-Jean Martin l’enseignait à la IVe section de l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), où son séminaire du lundi à 17 heures a constitué le véritable creuset d’une "école française d’histoire du livre", attachée à inscrire l’histoire des productions imprimées dans les héritages de l’histoire économique et sociale et à frayer les chemins nouveaux d’une histoire de la circulation des oeuvres.

Il est peu d’historiens dont le nom peut être associé à l’invention d’un nouveau domaine de recherche. Henri-Jean Martin est de ceux-là. A l’EPHE, puis à l’Ecole des chartes, où il a été élu professeur en 1970, il a formé de nombreuses générations de chercheurs, devenus bibliothécaires ou universitaires, sans lesquels auraient été impossibles les quatre volumes de l’Histoire de l’édition française que nous avons dirigée ensemble entre 1982 et 1986.

Pour Henri-Jean Martin, cette grande entreprise n’était pas un achèvement, mais un point de départ pour de nouvelles interrogations. Elles l’ont conduit, d’abord, à élargir la perspective chronologique et à situer l’histoire du livre au sein de la très longue histoire de la culture écrite.

ÉRUDITION

Dans Histoire et pouvoirs de l’écrit, paru en 1988 et réédité en 1996, il analyse comment l’écriture, depuis les systèmes idéographiques jusqu’aux nouveaux médias, a transformé la distribution du pouvoir, l’organisation des sociétés et les manières de penser. Une telle entreprise, qui supposait beaucoup de lectures et une grande érudition, n’était pas sans périls. Henri-Jean Martin a su les surmonter en se mettant à l’écoute de ceux qui savaient ce que lui ne savait pas.

Ensuite, il a fait retour sur les livres que, comme bibliothécaire et historien, il avait classés, comptés ou lus. Il lui fallait désormais comprendre comment les formes de l’inscription des textes sur la page produisent et traduisent des pratiques de lecture et des processus cognitifs qui varient selon les temps, les genres et les communautés de lecteurs.

De là, les deux ouvrages qu’il a consacrés en 1990 et 2000 aux modalités de la "mise en texte" des manuscrits puis des livres imprimés, où la "naissance du livre moderne" est liée à l’apparition de la division des textes en paragraphes.

Henri-Jean Martin était un homme de paradoxes, ce qui faisait le prix de son amitié et la fascination, parfois teintée d’inquiétude, devant ce qu’il désignait, non sans euphémisme, comme son "tempérament anticonformiste".

Se proclamant "homme de droite", né dans une famille "profondément nationaliste", formé aux rigoureuses disciplines de l’érudition chartiste, il n’a eu de cesse de moquer les solennités creuses des plus honorables institutions, de nouer des collaborations avec ceux qui ne pensaient pas comme lui et d’encourager, par son exemple et son appui, les audaces intellectuelles de ses élèves.

Il respectait les savants. Il était l’un d’eux. Mais, comme Febvre, il n’aimait pas l’esprit de boutique. Henri-Jean Martin n’avait pas vieilli. Il avait su garder intacts l’enthousiasme de la jeunesse, la volonté d’apprendre, le sentiment de l’urgence intellectuelle. C’est dans ses livres qu’il nous faut maintenant en écouter l’élan généreux.

Roger Chartier est professeur au Collège de France.

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