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Attention, l’humanité perd la mémoire. Par Franck Laloë

LE MONDE | 26.01.08

lundi 11 février 2008

Les techniques numériques sont idéales pour stocker l’information : compacité, gain de place, facilité des recherches, communication à distance quasi instantanée, recopie presque sans frais et strictement à l’identique, etc. Il n’est donc pas étonnant que la mémoire de l’humanité soit devenue de plus en plus numérique, qu’elle concerne l’information administrative, artistique, médicale, scientifique... Et pourtant, le numérique est un colosse à la mémoire d’argile : il oublie l’information avec une rapidité insoupçonnée de la plupart de nos contemporains. Aucune raison fondamentale à cela, si ce n’est la négligence de notre société à développer des technologies adaptées.

Chacun sait que l’évolution constante des formats d’écriture et des lecteurs numériques, le changement des standards font que, rapidement, il devient impossible de se procurer le matériel nécessaire à la lecture d’un enregistrement ancien. Un exemple est la disparition presque totale du format DAT, alors qu’il a dominé la prise de son musicale pendant des années.

Mais il y a encore plus grave : les supports sur lesquels est inscrite l’information numérique sont constamment rongés de l’intérieur par le temps ; même si on conservait tout ce qu’il faut pour les lire, l’information disparaîtrait tout aussi inexorablement ! Les bandes magnétiques vieillissent en une dizaine d’années, et la seule façon de conserver les informations est de les recopier sur une bande plus neuve, etc., ad infinitum. C’est ce que font les grandes bibliothèques pour conserver leurs données ; mais si la recopie est oubliée pendant un certain temps, tout est perdu. Compte tenu des coûts d’une telle opération, sommes-nous sûrs, par exemple, que toutes les informations scientifiques récoltées par la NASA sont bien sauvegardées, même si beaucoup n’ont jamais été encore utilisées et peuvent un jour se révéler précieuses ?

Les disques durs, eux, reposent sur un principe physique un peu analogue aux bandes magnétiques : si leur rapidité d’accès est indéniable, pour la longévité, ils ne font guère mieux. De fait, jamais, dans toute son histoire, l’humanité n’a utilisé de techniques aussi instables pour enregistrer ses données.

Et les CD enregistrables, dira-t-on ? N’avons-nous pas vu il y a quelques années une publicité dans Le Monde sur le thème "Enregistrez sur CD-R vos photos pour l’éternité" ? Publicité mensongère s’il en est, car, dans la réalité, beaucoup de CD enregistrables ont une durée de vie de seulement quelques années. On cite parfois une moyenne d’environ cinq ans, avec d’énormes fluctuations : certains CD-R deviennent illisibles en un an ou deux, d’autres dépassent dix ans.

Et où est la longévité des photos traditionnelles sur papier ? Pour les DVD enregistrables, ce n’est pas mieux. Quant à la nouvelle génération des DVD haute définition, aucun des grands standards (HD-DVD et Blu-Ray) n’a été conçu particulièrement pour résister au temps. Sous la pression commerciale, la seule chose qui prime est la densité d’information ; comme toujours, la longévité a été "oubliée".

Et pourtant, les faits sont là : tout patrimoine numérique abandonné à lui-même, ne fût-ce que cinq ou dix ans, risque d’être définitivement perdu. Certes, il est très louable de rétro-numériser des documents de toute nature, mais à quoi bon si le résultat de cet investissement risque de disparaître rapidement ?

Le domaine médical est concerné : quand les médecins stockent des images d’examens importants, quand les dentistes font des radios dentaires afin de pouvoir suivre l’évolution de leurs patients à long terme, savent-ils que ces photos sont enregistrées sur des CD qui risquent de n’être plus lisibles dans quelques années ? Quant à tous ceux d’entre nous qui numérisent leurs souvenirs de famille dans l’espoir de les transmettre à leurs enfants et aux générations futures, réalisent-ils que ce patrimoine familial se décompose un peu plus chaque année ? On peut craindre dans quelques années de grandes difficultés dans bien des branches de l’activité humaine si le problème n’est pas pris à bras-le-corps pendant qu’il est encore temps. L’humanité perd la mémoire.

Rien sur le plan technique n’empêche pourtant d’imaginer des disques optiques numériques qui aient une bonne stabilité. On peut même rêver de l’apparition d’un "standard longue durée" de support numérique optique dont, on peut le penser, les clients publics et privés seraient nombreux. Il faut juste pour cela un standard suffisamment ouvert et des prix raisonnables, ce qui n’est pas le cas des quelques tentatives isolées en ce sens (disques UDO par exemple). Les rares CD-R "archivage" proposés sur le marché n’ont pas fait l’objet de contrôles indépendants. Non seulement ce standard n’existe pas pour le moment mais, pire, rien ne nous assure qu’il soit en train d’émerger.

Comment en sommes-nous arrivés à une telle régression, alors que les parchemins du Moyen Age ou les tablettes cunéiformes assyriennes ont traversé des dizaines de siècles ? Notre civilisation de consommation n’est pas armée pour traiter ce type de problème.

Ce qui paraît vendeur aux fabricants de supports d’enregistrement, de graveurs et de lecteurs semble avoir été jusqu’à maintenant la capacité de stockage et la vitesse d’enregistrement. Les forces du marché paraissent à elles seules incapables de développer un support d’enregistrement qui prenne en compte la nécessité impérieuse d’une conservation à long terme, comparable à celle d’un document écrit sur papier (quelques siècles). La seule chance de progresser dans ce domaine semble donc être que les pouvoirs publics prennent l’initiative de stimuler une action.

Le sujet n’est pas particulièrement difficile sur le plan technique, surtout si on le compare à d’autres défis technologiques sociétaux actuels. Les quelques laboratoires publics qui s’intéressent à ce problème se heurtent au fait qu’il n’est pas considéré comme prioritaire. Si l’on veut que les forces du public et du privé s’allient enfin sur ce dossier urgent, il faut une prise de conscience du grand public. Chacun doit comprendre les enjeux, et qu’on n’attende pas dix ou vingt ans pour constater que les témoignages d’une génération ont disparu. Les chercheurs eux-mêmes doivent s’en préoccuper, eux qui accumulent tant de données qu’il convient de conserver, par exemple celles des grands accélérateurs de particules dont le prix est énorme et que personne n’entend perdre. Espérons que le problème ne sera pas mis sous le boisseau pendant plus longtemps !

Franck Laloë, directeur de recherche émérite au CNRS, département de physique de l’Ecole normale supérieure

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