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Les inégalités ont encore un bel avenir...

mercredi 23 avril 2008, par Pierre FRACKOWIAK

L’école a depuis toujours de grandes difficultés à compenser ou à surmonter les inégalités sociales. Tant que le système élitiste de Jules Ferry s’affirmait et perdurait, tant que l’on ne se préoccupait pas de l’échec scolaire qu’une grande partie de la population, la plus pauvre, considérait comme une fatalité, tant que les possibilités d’intégration par le travail existaient pour tous, on ne se préoccupait guère de la question. La possibilité d’obtenir le certificat d’études pour une partie des enfants des milieux défavorisés, la voie royale de l’accès à la sixième des lycées pour les enfants des riches étaient des perspectives admises par tous. Les choses ont changé avec les années 1960, avec une transformation de la vie économique, la récession et le chômage, avec une accélération du progrès des sciences et des techniques, avec un accroissement énorme de la quantité et de la diversité des savoirs produits et diffusés, avec une élévation du niveau de formation nécessaire pour exercer un métier. Les choses ont aussi commencé à changer dans les classes de l’école primaire avec les efforts de rénovation pédagogique entrepris au début des années 1970 : recherches sur l’apprentissage de la lecture, nouvelles instructions pour l’enseignement du français, tiers-temps pédagogique, programmes en termes d’objectifs comportementaux, etc... La mise en place de la formation continue pour les instituteurs, grande conquête pour l’école, fut de nature à soutenir, à accompagner ce mouvement de rénovation et à améliorer les performances du système. Mais on peut s’interroger sur le bilan de ces changements qui n’ont jamais fait l’objet d’évaluations et de régulations, les gouvernants considérant qu’il suffit de promulguer les réformes pour qu’elle s’appliquent.

La prolongation de la scolarité à 16 ans, le collège unique, la massification de l’accès au bac et à l’université ont pu donner l’apparence ou l’illusion d’une certaine démocratisation. En fait, on le sait bien, au-delà des chiffres et des slogans, les difficultés des enfants des milieux défavorisés se sont accrues. Révélées dès le début de la scolarité élémentaire, elles concernent les apprentissages fondamentaux. Même si les pourcentages d’échec au niveau de l’apprentissage de la lecture-compréhension sont inférieurs à ce qu’ils pouvaient être à la fin des années 1960 et s’ils doivent être rapportés aux masses (On admettra que, par exemple, 20% de 200 élèves entrant en 6e en 1950, c’est quand même différent de 20% de 20 000 élèves qui y entrent aujourd’hui), on ne peut se satisfaire de la situation. De même, les écarts entre les enfants de pauvres et les autres se sont accrus et c’est insupportable pour les démocrates et les progressistes. Le nombre d’enfants qui ne comprennent pas l’école, qui ne s’intéressent pas aux savoirs scolaires, qui s’opposent aux professeurs, même dans des collèges huppés de centre ville, est en augmentation constante, comme le désarroi des familles. On pourra s’interroger sur les conséquences du choix historique de généraliser le système du petit lycée à l’ensemble des élèves entrant en 6e accentuant la rupture entre école et collège plutôt que de créer cette école fondamentale correspondant au temps de la scolarité obligatoire et garantissant la continuité nécessaire.

Il faut donc changer, en admettant comme a priori qu’il est impossible de résoudre un problème d’aujourd’hui avec les solutions qui ont échoué avant-hier et qu’il ne suffira pas de renouveler les appels au respect, de prôner l’autorité et de multiplier les sanctions, etc.

L’école a changé, elle a progressé, bien plus que ne le prétendent ses détracteurs, mais elle a encore un énorme effort à faire pour réussir une réelle démocratisation qualitative. Elle ne peut le faire seule. Cet effort ne peut se concevoir que dans le cadre d’une conception globale de l’éducation et d’une mobilisation de toute la société. Les notions de « société de la connaissance et de la communication » et « d’éducation et de formation tout au long de la vie » qui ne sont aujourd’hui que des slogans, doivent être opérationalisés dans le temps et dans l’espace :

- de la maternelle à l’université pour l’éducation tout au long de la vie qui ne saurait être conçue comme une couche supplémentaire au terme d’une formation initiale mais comme un projet nécessitant la formation de compétences, de capacités d’analyse et de raisonnement qui devraient se construire dès le début de la scolarité

- de la commune ou du quartier et de tous leurs lieux de vie et de rencontres, à l’école qui serait un lieu de valorisation de la connaissance et de partage des savoirs.

 Les inégalités dans l’action parentale

La première source d’inégalités et d’échec scolaire dont personne ne parle est celle des conditions éducatives faites aux tout petits enfants, de la naissance à l’entrée à l’école maternelle. Cette période est déterminante pour le développement psychomoteur, pour la construction du langage oral et de l’intelligence, pour la découverte du monde... Or, personne ne s’en occupe. Tous les projets éducatifs de tous les partis commencent à l’âge de l’entrée à l’école, comme si " l’avant école " n’avait pas d’importance ou comme si tous les parents étaient parfaitement informés des rapports entre le langage et la pensée. Entre d’une part, des enfants dont les parents pensent qu’il est "trop petit pour", qu’on "ne peut pas parce qu’il ne sait pas", avec lesquels on ne dialogue pas vraiment, et d’autre part, des enfants qui sont soutenus, encouragés, accompagnés dans leurs expériences et leurs découvertes, à qui l’on parle avec un langage normal, complexe, à qui on lit inlassablement tous les jours une histoire, qui voient leurs parents lire et écrire, les différences et les inégalités sont criantes. L’enfant dont les parents connaissent ou ressentent intuitivement l’importance de la communication a infiniment plus de chances de réussir que celui à qui l’on ne s’adresse que pour donner des consignes, des injonctions, des réprimandes et des jugements négatifs. L’école maternelle peut toujours se mobiliser et elle le fait, elle ne peut pas parvenir à compenser des carences éducatives fortes en amont. Il ne s’agit nullement de stigmatiser les parents des élèves faibles, il est bien des problèmes que nous ne savons pas dominer nous-mêmes avec nos propres enfants.

D’autre part, le rôle des parents au-delà de cette période préscolaire est fort mal traité. Ils sont toujours considérés comme des répétiteurs, des suppléants, des faiseurs de devoirs, des applicateurs des recommandations des enseignants. Leurs missions de "parentdélève" occulte complètement leur rôle fondamental de parent. Les parents ne sont pas des supplétifs des professionnels de l’éducation, ils ne peuvent faire le soir ce que l’école n’a pas réussi à faire dans la journée. Ils se sentent souvent jugés et en situation d’infériorité. Or, ils sont parents d’enfants ou de jeunes avant d’être « parentdélève », ils sont citoyens, ils ont un métier, des loisirs, des passions, des compétences, des savoirs... L’école les ignore. En reliant tout à elle-même, sans considération pour ce qu’ils sont, le regard que porte l’école sur eux peut être perçu comme du mépris. Dans ce contexte, il y a peu de chances de progrès. Ces parents que l’on ne voit jamais, mais que « l’on voudrait voir parce que c’est justement eux qui auraient besoin de venir » ne viendront jamais, malgré toutes les tentatives formelles pour les rencontrer. On pourrait poser la question : « Mais vous voulez les voir pour quoi faire ? Pour dire, pour expliquer, pour leur faire cours, pour les convaincre de faire travailler leur enfant à la maison le soir, pour leur montrer que vous, vous savez comment il faut faire avec un enfant ? Cette posture professorale a un retentissement fort sur les comportements des élèves, sur leur rapport à l’école, sur leur passivité, sur leur perplexité dans certaines situations.

Il faudrait donc que l’école ait un autre regard sur les parents notamment ceux des milieux défavorisés, une autre approche, un autre discours, et que les parents aient parfois, souvent(?), une autre place dans l’école. Avec le concours des mouvements d’éducation populaire, l’école dans le village ou le quartier, le collège dans la ville peuvent devenir des lieux de vie et d’échanges, des lieux ouverts où les parents peuvent avoir une place sans attendre d’être convoqués, jouer un rôle en tant que personnes, en tant que porteurs de savoirs, en tant que citoyens. L’école ouverte aux parents le soir pour des rencontres sur un sujet traité dans une classe, sur l’exposition réalisée par une autre, sur un moment de théâtre offert par une autre, sur les métiers exercés ou non, sur des questions d’actualité qui touchent à l’éducation et à la formation, aux savoirs... En réconciliant les gens avec les savoirs et avec eux-mêmes, en offrant des sujets de réflexion et des possibilités de dialogue avec leurs enfants, on constatera des transformations des comportements des élèves et de grandes avancées vers une société de la connaissance mobilisatrice. Cette piste de progrès pour l’école n’a rien à voir avec les traditionnelles kermesses ou avec la participation des parents à la célébration d’Halloween. Il s’agit d’un grand projet éducatif cohérent avec un projet de société moderne et démocratique.

 Les inégalités face à la compréhension des savoirs scolaires

La seconde cause d’inégalités se trouve au niveau des contenus et méthodes, des programmes et de la pédagogie. Les disciplines scolaires cloisonnées, figées, la priorité donnée à l’apprentissage mécanique qui serait un préalable aux apprentissages intelligents, les notions de progression d’un simple artificiellement produit par des savants à un complexe qui ne l’est plus tant il a été décortiqué, morcelé, reconstruit avant d’être présenté et expliqué, la persistance tenace d’un modèle pédagogique séculaire, le modèle de la transmission frontale au groupe classe avec débauche d’explications magistrales, d’exercices d’application, d’exercices de remédiations pour des apprentissages qui n’ont pas été ou pas suffisamment « médiés ». Les « bons élèves » ont été plus ou moins formatés pour s’inscrire dans ce cadre traditionnel et ils peuvent se libérer, apprendre et s’épanouir ailleurs et autrement. Mais les enfants des milieux pauvres ne le sont pas, ils souffrent, essaient de faire comme les autres puis renoncent, ils ne comprennent rien et se coupent de l’école avec un certain fatalisme. Leurs savoirs initiaux personnels, sociaux, informels , parfois leurs talents ou leur érudition sur certains sujets sont ignorés, ce qui les exclut d’une certaine manière ou les marginalise.

La loi d’orientation de 1989 avait tenté de tourner la page de l’école de Jules Ferry qui avait donné tout ce qu’elle pouvait donner à la société jusque dans les années 1960, et de placer l’école dans une perspective véritablement progressiste avec les projets d’école, les cycles, le livret scolaire, le temps de concertation pour les enseignants, la notion tellement décriée par les conservateurs « d’élève au centre du système ». Elle a été abandonnée. Elle l’était déjà un peu avec la gauche, sans doute tiraillée entre conservateurs savants qui ne séjournent jamais dans une école et idéalistes incompris. Elle l’a été définitivement par le ministre de Robien dont la volonté de destruction du travail réalisé par les enseignants progressistes a fait beaucoup de dégâts.

Il y a longtemps par ailleurs que les pédagogues plaident pour une réforme des contenus pour donner du sens aux apprentissages, pour accroître la transversalité, pour développer la pédagogie de projets, la pratique de la résolution de problèmes et pour mettre réellement les programmes en cohérence avec les finalités et les valeurs. Quel homme pour quelle société, comment et quand ?

Les conservateurs revendiquent aussi la nécessité de rendre les programmes compréhensibles par les parents. C’est même l’un des objectifs de X. Darcos. Reconnaissons-le. Le problème, c’est que pour eux, le seul moyen de permettre aux parents de comprendre les savoirs scolaires, c’est de les rendre immuables. Ainsi, il est évident que les parents les comprendront puisque ce seront toujours les mêmes que ceux qu’ils avaient plus ou moins compris quand ils étaient eux-mêmes à l’école. C’est la raison pour laquelle le ministre a décidé de revenir aux programmes de 1923 garantissant – il peut toujours l’espérer - que les programmes seront compris par les enfants, par leurs parents, leurs grands-parents et même leurs arrière-grands parents s’ils sont encore vivants. Si la situation n’était pas dramatique pour l’avenir de la société, on pourrait rire de cette magnifique illustration du conservatisme qui considère que tout est figé, peut-être même gravé dans le marbre des civilisations disparues. Permettre aux parents d’aujourd’hui de comprendre les programmes scolaires, ce n’est pas figer les savoirs scolaires, c’est se placer dans une perspective d’évolution et de progrès. C’est faire le pari de l’intelligence humaine avec la volonté de donner à chacun la possibilité, non pas d’ânonner des règles et des techniques, mais de s’exprimer, d’analyser, de raisonner, de comprendre. La possibilité de mettre en relation les savoirs scolaires, les savoirs sociaux et les savoirs savants est un des fondements de la société de la connaissance dont tout le monde parle mais dont presque personne, hors les pédagogues, ne veut savoir comment elle peut se construire.

 L’avenir des inégalités

La lutte contre les inégalités au niveau de l’action des parents, du rapport aux savoirs, de l’apprentissage de la liberté et de la responsabilité se heurte à de grandes résistances chez les conservateurs et à la faiblesse du courage politique chez les progressistes. On préfère bricoler l’existant sans rupture, sans déranger conforts et corporatismes, sans toucher à la société, mais utilisant tous les artifices pour se donner bonne conscience. On préfère attribuer toute la responsabilité des échecs aux élèves qui ne travaillent pas assez, aux parents qui ne jouent pas leur rôle. On multiplie les évaluations et le soutien, mais on ne touche pas aux problèmes de fond. Et ceux qui, malgré les évaluations et les exercices de remédiation, n’ont toujours pas compris les explications magistrales, auront le bonheur de revenir le samedi pour en reprendre quelques doses. On aura tout fait pour eux. S’ils échouent encore, ce sera bien de leur faute.

On préfère le retour à l’Ecole qui avait connu son apogée dans les années 1930, son déclin dans les années 1950/60 et le constat de son échec par rapport aux nouveaux enjeux d’une société en mouvement. Rappelons inlassablement que lorsque l’on évoque l’échec de l’école d’aujourd’hui, on oublie toujours ou on occulte sciemment l’état de l’école en 1960/70 : nombre d’élèves présentés au certificat d’études, nombre de reçus, nombre de reçus ayant réussi l’épreuve de compréhension de texte, nombre d’élèves partant en 6e. L’honnêteté intellectuelle n’est pas la qualité principale des procureurs de l’école d’aujourd’hui qu’un très grand nombre d’ailleurs ne connaît absolument pas. Avec ses nouveaux vieux programmes qui sont, de l’avis de tous les spécialistes démocrates, une formidable régression, avec le soutien des groupuscules ultra réactionnaires dont les leaders utilisent le " nous " quand ils parlent des programmes et des réformes comme pour s’attribuer une part de la responsabilité de ces projets et pour afficher leur soutien au ministre, X. Darcos garantit la pérennisation des inégalités voire leur développement tout en mettant un peu de pommade – les stages de remise à niveau - sur la plaie de l’échec scolaire et en entretenant habilement l’illusion d’une volonté de démocratisation.

 Les inégalités ont donc encore un bel avenir. Le conservatisme ne peut que les renforcer, c’est peut-être même sa fonction.

Elles sont bien inscrites dans la perspective du développement de l’ultra libéralisme et de la disparition de la notion de service public d’éducation. Sur un plan idéologique, au moins les choses sont claires. On affirme à l’envie que c’est ce que les électeurs ont voulu. Ont-ils vraiment voulu cela pour l’école ? Très difficile à dire, à démontrer, à contester.

La légitimité des urnes en 2007, indiscutable, elle l’était aussi en 1989, face à l’avenir, incertain, il l’est aussi en 2008...

Pierre FRACKOWIAK

Voir en ligne : Sur le blog de Philippe Meirieu (pdf)

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