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Contre le « management », refaire de la politique : la contention ou l’éducation ?

mercredi 13 juin 2007, par Philippe MEIRIEU

À l’heure où une majorité de Français a voulu tenter l’expérience de "l’alliance assumée entre le libéralisme économique et l’autoritarisme moral", l’analyse de Philippe Meirieu me semble indispensable pour y voir clair dans le brouillard idéologique qu’alimentent les nouveaux naufrageurs.

Sylvain Grandserre

Le Président de la République nouvellement élu est un habile homme. Plus que cela même, si l’on en croit les enquêtes d’opinion. Il a réussi à s’attirer la sympathie de bien des Français qui n’avaient pas voté pour lui. Et on peut le comprendre : la vie politique française était jusqu’ici engoncée, corsetée dans des pratiques d’un autre âge. Les hommes et les femmes politiques, obsédés par leur « stature », s’efforçaient, dès leur élection, de ressembler, en tous lieux et en tous temps, à leur portrait sur une médaille commémorative. À l’inverse, les prises de position de Nicolas Sarkozy, ses décisions, ses interventions publiques apparaissent comme celles d’un « homme sincère », « spontané », « décomplexé »… le contraire d’un monarque idéologue.

Pour autant, ne nous y trompons pas : derrière le « changement de style » de Nicolas Sarkozy, il y a un vrai danger : celui du remplacement de la politique par le management… ou, plus exactement, celui d’anesthésier le débat politique en faisant passer la direction des affaires de l’État pour du simple « management ». L’homme est « dynamique », « actif », « efficace », prêt, dit-il à récupérer les bonnes idées d’où qu’elles viennent. Il pratique « l’ouverture », alors qu’on le disait un « homme de droite buté ». Il fait feu de tous bois, prend d’excellentes décisions – comme la suppression de « l’apprentissage junior » - et empile des idées qui, pour beaucoup, relèvent du « bon sens » (même si elles ne sont pas vraiment explicitées ni financées) : redonner confiance aux enseignants, développer les internats, valoriser l’éducation artistique et sportive…

Pourtant, il y a bien de vrais choix politiques et des lignes de fracture repérables qu’il ne faut pas oublier. Suppression de la carte scolaire, mise en concurrence des établissements, discrimination positive individuelle, recours aux « bonnes vieilles méthodes » : tout cela va bien dans le sens d’une remise à l’ordre du jour du darwinisme éducatif, et, comme toujours dans ce cas, ce seront « les plus adaptés » (les « héritiers ») qui survivront. La majorité des Français a voulu faire l’expérience d’une alliance assumée entre le libéralisme économique et l’autoritarisme moral. Le président de la République – ne nous y trompons pas – ira jusqu’au bout, y compris en matière éducative… Ce n’est donc pas le moment de baisser les bras. Mais, en revanche, c’est peut-être le moment de repenser notre « stratégie pédagogique ».

Disons le tout net : le Président et la droite ont raison de dire que l’École ne va pas bien… et ce n’est pas le discours faussement consensuel de la gauche sur « les immenses progrès accomplis » grâce à elle qui lui permettra de regagner la confiance des Français.

L’école ne va pas bien parce que ses moyens ont été progressivement réduits, que les budgets pédagogiques ont été renvoyés aux collectivités locales et à l’inégalité, que la hiérarchie s’est enkystée sur des postures autoritaristes, que les parents n’ont plus confiance dans l’institution, que l’opinion imagine qu’on retrouvera la qualité par la mise en concurrence systématique et non par le renforcement du service public. L’École ne va pas bien, surtout, parce que les professeurs ont perdu confiance et que leur métier est devenu de plus en plus difficile…

La question de fond, à mes yeux, n’est pas la baisse de niveau (sauf dans le domaine de l’orthographe grammaticale) : nos élèves ne sont ni moins intelligents, ni moins cultivés, ni moins inventifs, ni moins rigoureux que ceux d’il y a vingt ou cinquante ans. En revanche, ils se caractérisent par deux phénomènes qui reviennent en permanence dans le discours des enseignants : ils sont « surexcités » et « surinformés ».

« Surexcités » : beaucoup de classes, même dans les établissements considérés comme « faciles », sont devenues de véritables « cocottes minutes » au bord de l’explosion. Non que les élèves y soient systématiquement violents, mais ils ne parviennent pas à se concentrer, à s’adonner à un travail sur la durée, à s’impliquer vraiment dans un projet. La fatigue physique (nos enfants perdent régulièrement du temps de sommeil depuis trente ans), les situations sociales et familiales de plus en plus difficiles, la toute-puissance des images sidérantes, le triomphe du zapping, la machinerie publicitaire... sont venus à bout des capacités d’attention de bien des élèves. L’enseignant est ainsi contraint de tenter de "refaire le calme" en permanence. Il y arrive parfois. Souvent, il s’épuise complètement dans cette tâche. Et, de temps en temps, il est complètement vampirisé par quelques « enfants bolides » qui mettent en danger la classe par leurs passages à l’acte.

« Surinformés » : alors que l’École avait, sinon le monopole, du moins la part belle dans la dispensation des informations, elle est aujourd’hui complètement dépassée. Il y a cinquante ans, on rangeait, dans la « bibliothèque mentale » de nos élèves quelques livres par an, de beaux livres dorés sur tranche, étudiés en classe de la première à la dernière page. Aujourd’hui, la « bibliothèque mentale » de nos élèves ressemble à ma boîte aux lettres après quinze jours d’absence : on y trouve de tout : des prospectus publicitaires, des journaux d’information, des factures, des documents administratifs, des lettres d’ami, quelques livres de circonstance, rarement un texte qui ait une quelconque chance d’affronter la durée. Et, avant que nos élèves aient eu le temps de regarder, examiner, évaluer, trier cette masse de messages hétéroclites qui leur arrivent de toutes parts, de nouveaux documents, de nouvelles images sont déjà arrivés, provoquant un désordre mental extraordinaire. Comment s’étonner, alors, que le travail scolaire qui exige une capacité à classer, organiser, discriminer, hiérarchiser, soit devenu plus « difficile » ? Il est complètement à contre-courant.

Face à ces réalités dont la responsabilité incombe, pour l’essentiel, au libéralisme économique, la droite répond justement par l’autoritarisme moral. Et c’est là son habileté suprême : alors qu’elle prétend associer l’un et l’autre « pour le meilleur », elle utilise le second simplement pour compenser les effets désastreux du premier.

Dans ces conditions, les pédagogues n’ont pas à renier leurs valeurs, ni leur capacité d’insurrection. Il est, plus que jamais, important de s’insurger contre le sort fait à l’enfant et à l’adolescent : réduits à des consommateurs ou à des prescripteurs d’achat, ils sont totalement instrumentalisés par le libéralisme. Leurs caprices sont encouragés et sont même devenus un précieux carburant pour l’économie marchande… Que, par ailleurs, ces comportements posent des problèmes aux enseignants, et la droite propose simplement la répression et l’exclusion !

Derrière les nécessaires débats techniques, le choix est donc clair : face aux difficiles problèmes que nous avons à affronter, choisirons-nous la contention ou l’éducation ? Nous pouvons choisir la contention : la contention chimique (la ritaline), la contention technique (l’addiction aux jeux vidéo), la contention sécuritaire (la télésurveillance), la contention militaire (la discipline arbitraire), la contention religieuse (l’intégrisme), la contention marchande (la fascination pour les marques), la contention « sportive » (les tribus de supporters)... la contention qui affleure en permance comme "la" solution-miracle dans tous les discours politiques qui font de Mai 1968 le bouc émissaire de tous nos maux. Ou bien, nous pouvons choisir l’éducation : la mise en place, partout d’une véritable « pédagogie du projet » dans l’esprit de l’Éducation populaire, le travail au quotidien pour que chaque enfant, dans sa classe, dans son quartier, se donne des défis intellectuels et les surmonte, la mise au premier plan de l’éducation artistique et sportive, de la recherche scientifique, de l’inventivité sociale pour permettre à chacun de métaboliser ses pulsions archaïques…

Entre la contention et l’éducation, il faut choisir. Il faudra le rappeler dans les jours, les semaines, les mois qui viennent…

Voir en ligne : Bloc-notes de Philippe Meirieu

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